jeudi 1 avril 2010

Les travaux forcés, une autre forme de l’esclavage

A l’époque coloniale, les Français installés en Côte d’Ivoire (cf. Le Filament 001) exploitaient, au profit de la France, les ressources naturelles du pays : bois, caoutchouc, noix de palme, banane, café, cacao, coton, objets d’art, or, diamant, etc. Pour transporter ces produits, de l’arrière-pays vers les côtes et les ports, les Français construisirent des routes, des ponts, des wharfs et certaines lignes de chemin de fer. Et, pour réaliser ces « grands travaux », sans que cela ne leur coûte cher, du moins pour les faire faire gratuitement, les Français imposèrent une nouvelle forme d’esclavage appelée le travail forcé ou les « travaux forcés » en Côte d’Ivoire, comme dans les autres colonies.

Le principe des travaux forcés

Les « travaux forcés » consistaient à faire travailler obligatoirement et gratuitement les Africains, dits indigènes, pour les pays colonisateurs. D ans son principe, les travaux forcés ont été justifiés par la troisième République française de deux façons : d’abord, par le passage de l’impôt en argent à l’impôt en travail ; ensuite, par la nécessité publique des grands travaux qui nécessitaient une main d’œuvre en grand nombre. Partout, dans les colonies françaises, les méthodes étaient les mêmes : réquisitions, assignations des « improductifs », rafles, etc.


La pratique des travaux forcés

Le recrutement des travailleurs (dits « manœuvres ») se faisait par l'usage de la force et était effectué par le commandant de cercle. Celui-ci exigeait de chaque chef de canton et de chaque village un certain nombre de travailleurs qui étaient sommés d’être soumis et respectueux. Des gardes-cercle ou gardes-chiourmes ou « gardes-floko » veillaient, à l’exécution stricte des ordres du commandant de cercle. Tout travailleur, du moins tout indigène, valide était astreint à travailler de force. Sans être payé. Il devait participer à la construction et à l’entretien des routes, des lignes télégraphiques, des chemins de fer, des ponts, des bâtiments administratifs. Il devait travailler chez les planteurs privés ou pour le compte des chefs de canton et des coupeurs de bois. Seuls les vieux, les invalides, les jeunes âgés de moins de 18 ans, les chefs de cantons et de villages, les élèves, les commerçants et les domestiques (« boys »)* étaient exemptés des travaux forcés. Les travailleurs étaient généralement conduits loin, parfois très loin de leur famille, dans d’autres régions, souvent pour plusieurs mois.
Nombre d’entre eux mourraient parce qu’ils travaillaient dans des conditions pénibles, voire inhumaines : ils recevaient de rudes châtiments corporels (à la chicotte), étaient mal nourris, mal logés..., comme nous l’indique le Professeur et historien Elikia M’Bokolo, Directeur d’études à l’EHESS :
« Les prestations des travailleurs étaient effectuées le plus souvent dans des conditions effroyables : déplacement de populations entières, travail forcené et démesuré, discipline de fer et usage intempestif de la chicote, hygiène et nourriture plus que défaillantes, salaires de misère... Si la Grande-Bretagne eut peu recours au travail forcé, la France, la Belgique et le Portugal en firent un très large usage, institutionnalisant le procédé : dans leurs colonies, celui-ci concernait des millions d’Africains »** .
On peut également lire dans le Rapport à l’Assemblée nationale constituante de Félix Houphouët-Boigny, en 1946 que
« ... les manœuvres sont obligés, quand ils ont dépensé le peu d’argent qu’ils ont emporté et qu’ils ne
peuvent plus en recevoir de leur famille, de travailler le dimanche à forfait chez des planteurs africains voisins ou de fournir du bois sec au marché le plus proche. Certains, en bandes armées, se répandent dans les plantations indigènes où, poussés par la faim, ils s’emparent de force de quoi vivre. D’autres, obligés de terminer le dimanche la tâche qu’ils n’ont pu achever la veille, n’ont même pas le loisir de marauder. Parlerons-nous des retenues de salaires pour cause de maladie, retard dans le service ou non-accomplissement du travail assigné et bien au-dessus des forces de ces faméliques ».
Ecoutons plutôt ce témoignage de Zirignon, un travailleur forcé.

« J’ai travaillé sur la route Daloa-Gagnoa, avant la guerre. Nous travaillions avec nos machettes.Nous devions emporter notre nourriture que, bien souvent, nous arrachaient les gardes-cercle et les chefs d’équipe. Nous n’étions pas payés. Pendant nos journées de repos, nous devions travailler pour les chefs d’équipe, organiser pour eux des parties de chasse et de pêche. Beaucoup de travailleurs mouraient de faim et d’autres de maladies, mais surtout des suites de morsures de serpent. Les morsures de serpent causaient de
nombreux décès, parce que celui qui essayait de les soigner était considéré comme sorcier, donc dangereux... ».
Le travail forcé, différent de l’esclavage ? Le professeur Elikia M’Bokolo répond :
« Juridiquement, les statuts sont différents. L’esclave est le bien de son maître. Le travailleur forcé, lui, reste libre en droit. Cela dit, dans les faits, les travailleurs forcés sont réquisitionnés et maintenus au travail sous la contrainte. Ils ne touchent aucun salaire et doivent être nourris par les populations des villages qu’ils traversent. Il existe certes des formes de compensation : on donne par exemple au travailleur du sel ou du tissu. Mais, ces rétributions restent tellement en dessous de la valeur du travail fourni qu’on ne peut appeler cela un salaire. Et, bien sûr, les travailleurs forcés, comme les esclaves, sont encadrés par des forces de l’ordre, des milices africaines recrutées sur le territoire même, et commandées par des Européens. On comprend que, pour les Africains, esclavage ou travail forcé, cela n’ait pas fait de différence."

Léandre Sahiri

* Lire: “Une vie de Boy” de Ferdinand Oyono. Editions Pocket, Paris, 1970.

** Elikia M’Bokolo.- Afrique Noire, Histoire et civilisations Tome 2. Ed Hatier, Coll. Universités francophones.1992)


Un article paru dans la rubrique Droit de savoir, devoir de mémoire du Filament N°2




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