mercredi 26 janvier 2011

Le pagne noir

Il était une fois une jeune fille qui avait perdu sa mère. Elle l’avait perdue, le jour même oü elle venait au monde. Depuis une semaine, l’accouchement durait. Plusieurs matrones avaient accouru. L’accouchement durait. Le premier cri de la fille coïncida avec le dernier soupir de la mère.

Le mari, à sa femme, fit des funérailles grandioses. Puis, le temps passa et l’homme se remaria. De ce jour, commença le calvaire de la petite Aïwa. Pas de privations et d’affronts qu’elle ne subisse; pas de travaux pénibles qu’elle ne fasse! Elle souriait tout le temps. Et son sourire irritait la marâtre qui l’accablait de quolibets. Elle était belle, la petite Aïwa, plus belle que toutes les jeunes filles du village. Et cela encore irritait la marâtre qui enviait cette beauté resplendissante, captivante.

Plus elle multipliait les affronts, les humiliations, les corvées, les privations, plus Aïwa souriait, embellissait, chantait -et elle chantait à ravir- cette orpheline. Et elle était battue à cause de sa bonne humeur, à cause de sa gentillesse. Elle était battue parce que courageuse, la première à se lever, la dernière à se coucher. Elle se levait avant les coqs, et se couchait lorsque les chiens eux-mêmes s’étaient endormis.

La marâtre ne savait vraiment plus que faire pour vaincre cette jeune fille. Elle cherchait ce qu’il fallait faire, le matin, lorsqu’elle se levait, à midi, Iorsqu’elle mangeait, le soir, lorsqu’elle somnolait. Et ces pensées par ses yeux, jetaient des lueurs fauves. Elle cherchait le moyen de ne plus faire sourire Ia jeune fille, de ne plus l’entendre chanter, de freiner la splendeur de cette beauté.

Elle chercha ce moyen avec tant de patience, tant d’ardeur, qu’un matin, sortant de sa case, elle dit à l’orpheline: « Tiens! Va me laver ce pagne noir où tu voudras. Me le laver de telle sorte qu’il devienne aussi blanc que le kaolin ».

Aïwa prit le pagne noir qui était à ses pieds et sourit. Le sourire pour elle, remplaçait les murmures, les plaintes, les larmes, les sanglots. Et ce sourire magnifique qui charmait tout, à l’entour, au cœur de la marâtre mit du feu. Le sourire, sur la marâtre, sema des braises. A bras raccourcis, elle tomba sur l’orpheline qui souriait toujours.

Enfin, Aïwa prit le linge noir et partit. Après avoir marché pendant une lune, elle arriva au bord d’un ruisseau. Elle y plongea le pagne. Le pagne ne fut point mouillé. Or, l’eau coulait bien, avec dans son lit, des petits poissons, des nénuphars. Sur ses berges, les crapauds enflaient leurs voix comme pour effrayer l’orpheline qui souriait. Aïwa replongea le linge noir dans l’eau et l’eau refusa de le mouiller. Alors, elle reprit sa route en chantant :


Ma mère, si tu me voyais sur la route,

Aïwa-ô ! Aïwa!

Sur la route qui mène au fleuve

Aïwa-ô! Aïwa !

Le pagne noir doit devenir blanc

Et le ruisseau refuse de le mouiller

Aïwa-ô ! Aïwa!

L ‘eau glisse comme le jour

L’eau glisse comme le bonheur

O ma mère, si tu me voyais sur Ia route,

Aïwa-ô! Aïwa!...


Aïwa repartit. Elle marcha pendant six autres lunes. Devant elle, un gros fromager couché en travers de la route et dans un creux du tronc, de l’eau, de l’eau toute jaune et bien limpide, de l’eau qui dormait sous la brise, et tout autour de cette eau, de gigantesques fourmis aux pinces énormes montaient la garde. Et ces fourmis se parlaient. Elles allaient, elles venaient, se croisaient, se passaient Ia consigne. Sur Ia maîtresse branche qui pointait un doigt vers le ciel, un doigt blanchi, mort, était posé un vautour phénoménal dont les ailes sur des lieues et des lieues, voilaient le soleil. Ses yeux jetaient des flammes, des éclairs, et les serres, pareilles à de puissantes racines aériennes, traînaient à terre. Et il avait un de ces becs!

Dans cette eau jaune et limpide, l’orpheline plongea son linge noir. L’eau refusa de le mouiller.


Ma mère, Si tu me voyais sur la route,

Aïwa-ô! Aïwa!

La route de la source qui mouillera le pagne noir

Aïwa-ô! Aïwa!

Le pagne noir que l’eau du fromager refuse de mouiller

Aïwa-ô! Aïwa!...


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Et toujours souriante, elle poursuivit son chemin. Elle marcha pendant des lunes et des lunes, tant de lunes qu’on ne s’en souvient plus. Elle allait le jour et la nuit, sans jamais se reposer, se nourrissant de fruits cueillis au bord du chemin, buvant la rosée déposée sur les feuilles.

Elle atteignit un village de chimpanzés, auxquels elle conta son aventure. Les chimpanzés, après s’être tous et longtemps frappé la poitrine des deux mains en signe d’indignation, l’autorisèrent à laver le pagne noir dans la source qui passait dans le village. Mais, l’eau de la source, elle aussi, refusa de mouiller le pagne noir.

Et, l’orpheline reprit sa route. Elle était maintenant dans un lieu vraiment étrange. La voie devant elle s’ouvrait pour se refermer derrière elle. Les arbres, les oiseaux, les insectes, la terre, les feuilles mortes, les feuilles sèches, les lianes, les fruits, tout parlait. Et, dans ce lieu, nulle trace de créature humaine. Elle était bousculée, hélée, la petite Aïwa! qui marchait, marchait et voyait qu’elle n’avait pas bougé depuis qu’elle marchait. Et puis, tout d’un coup, comme poussée par une force prodigieuse, elle franchissait des étapes et des étapes qui la faisaient s’enfoncer davantage dans la forêt où régnait un silence angoissant.


Devant elle, une clairière et au pied d’un bananier, une eau qui sourd ; elle s’agenouille, sourit. L’eau frissonne. Et elle était si claire, cette eau, que là-dedans, se miraient le ciel, les nuages, les arbres.

Aïwa prit de cette eau, la jeta sur le pagne noir. Le pagne noir se mouilla. Agenouillée sur le bord de la source, elle mit deux lunes à laver le pagne noir qui restait noir. Elle regardait ses mains pleines d’ampoules et se remettait à l’ouvrage.


Ma mère, viens me voir!

Aïwa-ô! Aïwa!

Me voir au bord de la source,

Aïwa-ô! Aïwa!

Le pagne noir sera blanc comme kaolin

Aïwa-ô! Aïwa!

Viens voir ma main, viens voir ta fille!

Aïwa-ô! Aïwa!...


A peine avait-elle fini de chanter que voilà sa mère qui lui tend un pagne blanc, plus blanc que le kaolin. Elle lui prend le linge noir et sans rien dire, fond dans l’air.

Lorsque la marâtre vit le pagne blanc, elle ouvrit des yeux stupéfaits. Elle trembla, non de colère cette fois, mais de peur ; car, elle venait de reconnaître l’un des pagnes blancs qui avaient servi à enterrer la première femme de son mari.

Mais Aïwa, elle, souriait. Elle souriait toujours. Elle sourit encore du sourire qu’on retrouve sur les lèvres des jeunes filles.

Bernard B. Dadié, Le Pagne noir, Ed. Présence Africaine, Paris, 1955.

Paru dans Le Filament N°12

1 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci!

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