mercredi 23 juin 2010

Le Koutoukou les tue

Je suis allé dans mon village
Et j’ai vu des hommes
Des hommes blanc pale I
Je suis allé à Yobouakro
Et j’ai vu des hommes
Des hommes percale
[…]

Des hommes comme toi
Des hommes comme moi
Des hommes au teint délavé
Comme le sable lavé par l’eau qui ruisselle
Des hommes à peau de poulet
Le poulet plumé pour être rôti au four des riches.
Des hommes à la peau flasque et pale
Pale comme la lueur de la lampe-tempête
Des hommes à la peau lessivée
Lessivée comme du vieux « FANCI »* .
Des hommes naguère allègres
Des hommes naguère radieux
Aujourd’hui lessivés et usés
Aujourd’hui déteints.

Des hommes qui ne savent plus rire ni sourire
Des hommes qui mangent à peine une fois par jour
Pour éviter la mort par la faim
Pour éviter le rongement des soucis…

Mes frères boivent
Ils boivent cette boisson
Qui brûle la langue
Qui brûle la gorge
Qui brûle la panse
Qui empoisonne le sang!
Mes frères boivent
Ils boivent le koutoukou **
Ils boivent le « KTK »
Ils boivent le « sauté tombé »
Ils boivent le « tou-kpin-tchré »
Ils boivent le « petit-moins-cher »
Ils boivent tôt le matin
Ils boivent tous les matins
Ils boivent toute la matinée

En une gorgée chaude
Les boyaux se tordent
Et la faim est vaincue
Et le souci est vaincu

C’est ainsi
Tous les jours
Qu’ils croient éloigner la mort
La mort qui rit dans leurs yeux.

Regardez ces hommes, ces femmes, ces gosses
A cheveux blanchis précoce
A ventres mous qui cachent des intestins et les foies grillés.

Regardez-les bien, ces morts en sursis
Ce sont eux qui cultivent le riz d’Issia
Ce sont eux qui sèment l’igname de
Ce sont eux qui plantent la banane d’Aboisso

Regardez-les bien, ces cadavres ambulants
Ce sont eux les fournisseurs des chocolatiers de Paris
Ce sont eux les producteurs des café-dollars de Londres
Ce sont eux les faiseurs de fortunes
Et pourtant les voici ruinés et usés
Et pourtant les voici lessivés et déteints

Seul le koutoukou, leur compagnon de toujours,
Leur sert
Dans le « petit-verre-moins-cher »
Le sommeil et la survie.

Mais ces hommes, vos semblables
Que vous réduisez à vous torcher,
A vous servir,
A vous engraisser!
A vous applaudir
A applaudir vos mariages
A applaudir vos gaspillages!
Ces hommes, vos semblables,
Que vous tuez à petit feu
Au feu consumant de la mélancolie et de l’alcool
Ces hommes, vos semblables
Qui meurent dans l’indifférence, votre indifférence
Quand ils comprendront que…

Jean Améa (Extrait de Cris séditieux, à paraitre)

[*] Fanci : pagne populaire de qualité et de prix modestes, caractérisé par la perte souvent précoce de la couleur dont ii est imprégné ou imprimé.

[**] Le koutoukou (ou apéteci en langue Agni, est de la Côte d’Ivoire) désigne une boisson locale, à très forte dose d’alcool. Le Koutoukou peut, selon les circonstances, les régions ou les localités, s’appeler : KTK, sauté-tombé, toukpin-tchré , petit moins cher, etc. C’est la boisson prisée des pauvres.


Paru dans la rubrique Poésie du Filament N°5

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