vendredi 23 juillet 2010

Crétins et fiers de l’être

Il était une fois un royaume… Ainsi commence le conte que je vais vous rapporter. Un conte pas comme celui du lièvre et de l’hyène. Un conte d’affliction et de pitié... Mais, une légende tragique... C’est mon arrière-grand-mère, Bobohi Dahirigbê qui me l’avait conté, cette histoire. Elle a vécu à cheval sur les 19e et 20e Siècles. Elle avait de la mémoire. Et pourtant, elle ne se rappelait plus comment les choses dans ce royaume avaient pu passer de l’endroit à l’envers. Peu importe ! Voici l’histoire.

Il était une fois un royaume où le roi et ses sujets, trouvant n’avoir plus que faire de la Raison, avaient rebaptisé leur pays « Blakorodougou » et les habitants les « Blakoros ». Sans doute par humour et parce que c’était désormais le règne et la gloire des cancres… Un changement extraordinaire qui modifia même les saisons. Eh oui ! Il tombait des cordes pendant la saison sèche et la canicule faisait rage quand arrivait la saison pluvieuse. Et, les Blakoros, plus ils étaient nus comme des vers de terre, mieux pensaient-ils être habillés. L’autorité parentale était détenue par les enfants. Les élèves battaient leurs maîtres, sans que ça n’émeuve personne. Et, bien pire encore, l’insouciance et l’indiscipline étaient la boussole qui orientait désormais l’attitude du peuple Blakoro.
Dans ce royaume-là, tout était mesuré à l'aune de l'argent : « Combien ça me rapporte ? », entendait-on souvent dire. Par ailleurs, à Blakorodougou, on ne pouvait plus se permettre d'être encore drôle. L’humour n’avait plus sa place dans cet effroyable quotidien. Le peuple Blakoro n’avait plus le droit de rire même quand tout paraissait dangereusement ridicule. Chaque jour, des évènements venaient les soustraire de leur bonne humeur. Des drames venaient leur rappeler qu’ils portaient tous le blanc du deuil de l’espérance pour leur cher royaume. Chaque jour, toutes les misères leur sautaient aux yeux et les prenaient à la gorge. Bien sûr qu’ils étaient pauvres. Une pauvreté économique qui poussait quelquefois à un optimisme (niais)... Parce qu’il leur suffisait simplement d’être un peu organisé, discipliné et rigoureux pour que tous, ils puissent jouir du partage équitable de leur richesse nationale. En seraient-ils capables un jour ? D’un autre côté, on reste fondamentalement pessimiste. Car, persuadé que leur misère est d’abord morale, intellectuelle et culturelle. N’avaient-ils pas réussi l’exploit de vider leur Culture de toutes ses valeurs, de toute sa beauté ?

En effet, les Blakoros en étaient arrivés à assimiler la Culture à toutes sortes de sous-valeurs et autres crétineries insensées. Comme ces perroqueries coupantes et décalantes » considérés à tort comme de l’Art, donc comme de la Culture. Des musiques frénétiquement débiles où s’exprimait une sous culture qui marquait leur royaume comme d’une lèpre de l’esprit.
Dans toute la contrée, on se souvenait encore de la grande loufoquerie qu’avait jouée M. Zimdaly, notable chargé de la culture. C’était lors des obsèques du jeune Gadou qu’on présentait comme le leader du groupe de bouffons qui peuplaient les bas-fonds de Blakorodougou. Les assourdissants coassements dans lesquels les bouffons s’étaient spécialisés, on ne sait pas encore pourquoi, étaient supportables à certains notables, et aussi à une frange de la jeunesse qu’on avait réussi à noyer dans la bêtise ambiante érigée en modèle de vie. Ce jour-là, M. Zimdaly avait dressé un arc de triomphe au pauvre « nullarond » qui venait de quitter les rivages de souffrances dans lesquels il s’était emmuré. Le notable s’était débattu, tel un beau diable dans un bénitier, pour pouvoir élever Gadou à la hauteur d’un mythe artistique en gestation. Il avait même osé hisser les logorrhées du mariolle au même niveau – Oh sacrilège ! – que la poésie de Blè Gblokoury et de Madou Dibèrô… On apprit, par la suite, qu’il y avait même un « junior » qui tentait le tout pour être la réplique dudit « nullarond ». Existe-t-il pire misère intérieure ? Ainsi voguait le royaume de Blakorodougou. Au rythme des brouillards paranoïaques de ses nouveaux Seigneurs.
M. Zimdaly, notable en charge de la culture, était, qui l’eût cru, un inculte. Ce qualificatif que le peuple Blakoro crut hyperbolique, s’étala sous leurs yeux médusés dans toute son étendue et dans toute sa profondeur. Tant M. Zimdaly s’évertuait, vaille que vaille, à démontrer l'ampleur du vide qui l’entourait. Comment ce peuple en était-il arrivé à être pris aux pièges de gens qui faisaient de l’ignorance une vertu ? Comment M. Zimdaly et les autres embrumés du cerveau avaient-ils pu en arriver là où ils étaient ? Parce qu’il fut un temps où ce royaume, par la qualité de sa Cour qui rejaillissait sur l’ensemble du peuple, attiraient les populations des royaumes voisins. En ce temps-là, leur richesse s’appuyait sur des savoirs. Le niveau culturel importait beaucoup… Mais, depuis la survenue de la crise, l’intelligence et la culture étaient devenues des handicaps honteux, qui se sont propagés à la façon des chiendents des potagers. Au point que le peuple Blakoro était devenu méfiant vis-à-vis de l’intelligence. A Blakorodougou, être cultivé n’était plus une qualité indispensable pour être notable…
Quelques années plus tard, on était allé chercher M. Blonyi dans son village à Danta pour l’affubler du titre de notable. Il n’en revenait pas, le pauvre berger. En tout cas, M. Blonyi dut abandonner ses vaches pour se retrouver à la Cour. Quant à M. Zimdaly, on le retrouva, aussitôt après, à la tête d’une obscure communauté religieuse où il s’autoproclama « 13e apôtre » de Jésus-Christ.

Le peuple Blakoro, qui en avait vu des vertes et des pas mûres, n’attendait pas grand-chose du nouveau notable chargé de la culture dont la principale qualité était de ne rien connaître à son nouveau travail. Les Blakoros (ceux qui résistaient encore au règne du crétinisme) ne furent donc nullement émus par un Blonyi qui avait du mal à utiliser des mots de plus d’une syllabe, qui alignait des phrases hallucinogènes où se bousculaient toutes sortes d’atrocités faites à la langue. Pour tout vous dire, l’inculture du nouveau notable lui allait comme un agaçant bonnet d'âne… Ignorant et, par-dessus tout, fier de l’être. Il était des nouveaux Seigneurs corrompus par une fausse culture et qui ne sentaient même pas le poids du drame qui les accablait, et qui se complaisaient dans l’étalage, sans vergogne et sans pudeur, de leur inculture, et qui la poussaient, l’ignominie, jusque dans les plus petits incidents de leur vie. Une ignominie dont ils se sont servis aussi, en cette période de crise profonde, comme arme politique. Ainsi, sous des prétextes aussi imbéciles les uns que les autres, des Blakoros furent privés de leur droit de s’instruire pour les empêcher de s’ouvrir aux autres et à eux-mêmes. Ils les maintinrent dans l’ignorance pour qu’ils soient plus vulnérables aux chants des sirènes. Afin de facilement les embarquer dans des aventures tragi-comiques qui ont marqué au fer rouge (et continuent encore de marquer) la vie au royaume de Blakorodougou.
Ah, l’ignominie ! Ce drame dont on ne sort pas facilement. Cette misère-là, on la traîne sur des générations. C’est elle qui fut la source de toutes ces conneries et de toutes ces horreurs. C’est elle qui ruina l’âme de certains d’entre eux… Des tricheurs impénitents. Ils trichaient pour être rois et notables. Ils trichaient pour réussir leurs examens. Ils trichaient même dans des plaisirs aussi personnels que le sexe... Oui, aussi incroyable que vrai, les Blakoro trichaient même dans des actes les plus insignifiants de la vie quotidienne.
On raconte que, un jour, M. Blonyi, le notable en charge à Blakorodougou, dans ses nouveaux habits de notable de la Cour, reçut des acteurs culturels du royaume. Ceux qui se battaient pour ramener le règne de l’Intelligence et du Savoir. Il y avait donc des danseurs, des chanteurs, des comédiens, des peintres, des écrivains… et bien sûr, des faiseurs de livre. Au moment de recevoir les faiseurs de livre, M. Blonyi tout à ses balbutiements leur lança sans sourire : « Moi, je ne peux pas lire un document de plus de trois pages. Ça ne m’intéresse pas. Je ne suis pas un littéraire… » Han ! Stupéfaction générale de dégoût ! Il apparaissait aux yeux ébahis et aux oreilles naïves des faiseurs de livre, que le royaume de Blakorodougou venait enfin de se doter d’un vrai notable de l’acculture. Car, entre traire des vaches et lire un livre, il y a visiblement une grande distance. Mais, en quoi est-il difficile de lire ou d’apprendre à lire ? Ou plutôt qu’est-ce qui rendait cette tâche si difficile à bien d’autres et à M. Blonyi qui, qui plus est, est un notable.
Quand son souffle revint, le porte-parole des faiseurs de livres prit sur lui d’expliquer au pauvre Blonyi les avantages qu’il y avait à lire. Car, lui dit-il, « il y a des avantages à lire. On y gagne à lire. La lecture permet d’acquérir des connaissances, de comprendre et de se comprendre soi-même… La lecture permet de se restructurer et de se construire ou de se reconstruire. Ouvrir un livre, n’est pas simplement « consommer » un bien culturel anodin. C’est s’ouvrir à la durée et à la profondeur. Parce que le livre reste la porte d’entrée dans le monde des privilégiés. »
Je voudrais, pour ménager votre tension artérielle, vous épargner la fin de cette histoire triste et malheureuse. Une histoire où on proclame, sans sourciller, sa fierté d’être un crétin… Et c’est mille fois dommage pour le royaume de Blakorodougou et pour son peuple.

Serge Grah

Paru dans la rubrique le conte du mois du Filament N°6


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