En Afrique, la France a une grande histoire avec un certain nombre de pays. Les liens tissés avec l’Afrique pèsent si fort sur l’ensemble des relations de la France avec les pays en développement qu’aucun réexamen de la politique en direction du Sud ne peut se faire sans oser aborder de front les questions posées par ces liens privilégiés. C’est de ce point de vue que le Dr Seraphin Prao aborde, dans cette contribution, la question de la « Françafrique ».
"Une goutte de pétrole vaut une goutte de sang".(Georges Clemenceau)
La « Françafrique » n’est pas un mot inventé par l’académie française, ni par un grammairien de renom. C’est un terme impropre dans la forme comme dans le fond. Il s’apparente à un effort d’accoler deux mots : la France et l’Afrique. Or il s’agit d’un pays et un continent très lointain que seule l’histoire a pu réunir. Selon nos recherches sur le sujet, c’est l’ancien président de la Côte d’Ivoire, Félix Houphouët Boigny qui inventa l’expression France-Afrique en 1955, pour définir les relations d’amitiés qu’il voulait établir avec la France. Il sera transformé par François-Xavier Verschave, pour devenir « Françafrique ».
La Françafrique :
une nébuleuse qui tue l’Afrique
Pour François-Xavier Verschave, on peut définir la « Françafrique » comme « une nébuleuse d’acteurs économiques, politiques et militaires, en France et en Afrique, organisée en réseaux et lobbies, et polarisé sur l’accaparement de deux rentes : les matières premières et l’Aide publique au développement. La logique de cette ponction est d’interdire l’initiative hors du cercle des initiés. Le système autodégradant se recycle dans la criminalisation. Il est naturellement hostile à la démocratie ». On voit donc que la « Françafrique » agit avec plusieurs acteurs (économiques, militaires et politiques) entre un seul pays, la France et un continent, l’Afrique, le tout dans des réseaux.
Historiquement, en 1958, l’union française est remplacée par la « Communauté » dans la constitution de la 5e République. Celle-ci est conçue comme une association entre un Etat souverain, la France, et des Etats africains disposant de l’autonomie interne. Le général de Gaulle, quand il accède à la présidence de la République, doit affronter une situation internationale nouvelle, celle où les colonies de la France au sud du Sahara affirment leur volonté d’accéder à l’indépendance. De Gaulle fait mine d’accepter.
Mais, De Gaule n’a pas oublié que l’intégration économique entre la France et son empire colonial a atteint sa forme la plus achevée dans les années cinquante, à la veille de la décolonisation. Par exemple, en 1960, 30% des exportations françaises étaient réalisées dans le cadre de l’empire.
Jusqu’à la Première Guerre mondiale, ces relations étaient restées, pour reprendre l’expression de Catherine Coquery-Vidrovitch, « un combiné de régime militaire et d’économie de pillage […]. Sur le plan macro-économique la raison d’être de la colonie était de rapporter à la métropole. […] L’objectif est d’importer à bas prix des marchandises médiocres mais vendues à l’Africain le plus cher possible, en échange de biens primaires d’exportation contre une rémunération au producteur la plus faible possible »1.
Pour avoir toujours le contrôle sur son empire colonial, De Gaule charge, dès 1958, son plus proche collaborateur, Jacques Foccart , de créer un système de réseaux qui emmaillotent les anciennes colonies dans un ensemble d’accords de coopération politique, économique et militaire qui les placent entièrement sous tutelle. Bref, un système élaboré d’installation de forces parallèles. Et puis il y a eu l’ingénieuse idée de créer le franc CFA, qui est en réalité un instrument magnifique de convertibilité en Suisse d’un certain nombre de richesses africaines.
En définitive, après les indépendances, la relation entre la France officielle et les Etats africains s’est transformée en une sorte de relation incestueuse et infectieuse.
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La véritable amitié entre la France et les pays africains est constituée d’une organisation formée par une coalition hétéroclite composée de présidents africains et de multinationales dont le but final est de maintenir au pouvoir des dirigeants corrompus afin d’orchestrer le pillage systématique des fabuleuses richesses de l’Afrique. Ce système d’origine réactionnaire, droitière, conservatrice, arrière-gardiste, est en vérité un instrument de la stratégie néocoloniale française.
Le fonctionnement de la françafrique
La « Françafrique » a plusieurs composantes : la coopération militaire, l'aide au développement, la diplomatie et le franc CFA. Elle s’est incrustée avec un ensemble d’accords de coopération politique, économique et militaire.
La « Françafrique » a pour but de rendre compétitive l’économie française en lui fournissant les ressources naturelles dont son économie a besoin. Se souvient-on que l’économie est la lutte contre la rareté. En ce point se dessine le principe essentiel de la « Françafrique » : assurer la survie de la France.
Dans les faits, les réseaux politiques, mafieux et de filières occultes, se partagent le gâteau africain. Il s’agit d’aider quelques entreprises françaises, aidées par la diplomatie française en Afrique à exploiter les ressources naturelles des pays francophones. Ainsi, l’Afrique devient le pré-carré de toutes les compromissions et de tous les coups tordus, un espace protégé où l’impunité est assurée aux puissants.
En clair, la « Françafrique » agit par les coups d’Etat afin d’imposer des présidents dociles qui permettront aux entreprises françaises d’exploiter abusivement les ressources naturelles de l’Afrique. C’est ainsi que les multinationales instrumentalisent des conflits régionaux ou locaux pour obtenir ou conserver des marchés et des concessions.
Sur le plan militaire, la « Françafrique » s’est transformée en « Mafiafrique », une sorte de mondialisation de relations criminelles. C’est bien elle qui a éliminé Ruben Um Nyobé du Cameroun, Sylavanus Olympio du Togo (le 13 janvier 1963), Barthelemy Boganda de la Centrafrique, Thomas Sankara du Burkina Faso, Patrice Lumumba de l’ex-Zaïre, Marien Ngouambi du Congo Brazzaville, Steve Biko de l’Afrique du Sud, Kragbé Gnagbé et Ernest Boka de Côte d’ivoire, etc. Souvenons-nous que le Nigérien Hamani Diori qui voulait vendre son uranium ailleurs qu’en France, a été déposé manu militari. En 1978, la France intervenait militairement au Zaïre (actuelle République Démocratique du Congo) en soutien au dictateur Mobutu, contre les 3000 rebelles du Front de Libération Nationale Congolaise (FLNC).
Aujourd’hui encore, la France ne désarme pas, elle est plus active que par le passé. Coups d’Etat en Guinée-Bissau (septembre 2003) et à Sao-Tomé- et-Principe (juillet 2003), tentatives de putsch au Burkina Faso et en Mauritanie (octobre 2003), renversement de M. Charles Taylor par une rébellion au Liberia (août 2003), remous politiques au Sénégal (année 2003), déstabilisation de la Côte d’Ivoire (depuis septembre 2002)... l’Afrique de l’Ouest semble s’être durablement installée dans la crise politique. C’est cette « Françafrique » qui a chassé Lissouba du pouvoir parce qu’il a eu le malheur de demander 33 % de royalties sur le pétrole au lieu des 17 % de Sassou Nguesso.
Que d’opérations sur notre continent pour déstabiliser nos Etats : opération « Tacaud » dans la guerre du Katanga (Zaïre) en 1978, opération « Barracuda » contre Bokassa en 1979, opération « Epervier » en 1986 au Tchad, opération « Turquoise » au Rwanda en 1994, opération « Azalée » en 1995 au Comores,[..] opération « Licorne » en 2002 en Cote d’Ivoire. Sur le plan économique, la guerre des ressources naturelles fait rage. En Afrique, ELF tire environ 70 % de sa production, et d’où le nouveau groupe TotalFinaElf tire encore 40 % de sa production. Depuis des décennies, les compagnies pétrolières interviennent dans la vie politique et économique des pays concernés. Si ce n’est pas la mise en place ou le cautionnement des régimes responsables de violations massives des droits humains ou l’alimentation et encouragement des circuits de corruption, à l’étranger (surtout en France), c’est la destruction de l’environnement qui est en cause.
En 2006, le groupe pétrolier Total a publié un bénéfice net ajusté record de 12,585 milliards d’euros, soit le plus gros bénéfice jamais enregistré par une entreprise française. Ses revenus ont progressé de 12% à 153,802 milliards d’euros. La croissance du bénéfice du groupe a suivi ces dernières années la hausse des cours du brut. De 7 milliards en 2003, le bénéfice de Total a dépassé légèrement les 9 milliards en 2004 avant d’atteindre un précédent record de 12,003 milliards en 2005. Depuis sa fusion en mars 2000, le groupe Total-Fina-Elf est devenu la première entreprise privée française et le quatrième pétrolier mondial : 50 milliards de francs de profits, 761 milliards de chiffre d’affaire (soit la moitié du budget de la France). Ce monstre industriel est surtout actif en Asie (notamment en Birmanie) avec Total, en Afrique du Nord (particulièrement en Libye) avec Fina et en Afrique noire (Angola, Congo, Gabon, Cameroun, Tchad...) avec Elf. Au même moment, selon le classement des Nations unies, le Nigeria et l’Angola, les deux principaux producteurs africains de pétrole se trouvent actuellement au rang des nations les plus pauvres, plus précisément les plus appauvries par trois décennies d’exploitation pétrolière.
Cette tendance militaro-affairiste concerne à l’occasion d’autres multinationales : Bolloré-Rivaud (transport maritime), Bouygues (bâtiment), Castel (bières), Thomson (électronique), Suez-Lyonnaise-Dumez (eaux), Dassault (aviation).
Bolloré est l’un des acteurs économiques principaux de la « Françafrique ». On y découvre tous les liens politico-financiers de Bolloré qui est aussi directement bénéficiaire de l’aide économique au développement de la France aux pays africain, entretenant ainsi des relations étroites avec les dictatures d’Afrique. La dépendance de la France pour des produits dont le poids dans la balance commerciale est très lourd (pétrole, cuivre), mais aussi des produits stratégiques (manganèse), sillicium, platine, chrome, molybdène, éponge de titane, cobalt, ... le poussent à piller notre sous-sol avec l’aide de nos présidents.
La France impose une zone monétaire et une monnaie à ses anciennes colonies
Sur le plan financier et monétaire, la France impose une zone monétaire et une monnaie à ses anciennes colonies. La zone Franc est née officiellement en 1946. En réalité, ses principales caractéristiques étaient apparues entre les deux guerres. Jusqu’alors, la colonisation ne s’était accompagnée d’aucune tentative de mise en valeur systématique des territoires d’outre-mer. La formation d’une zone économique impériale, protégée de la concurrence extérieure et fondée sur la complémentarité des productions coloniales et métropolitaines, passait par la création d’un espace monétaire commun. Les premières dispositions dans ce sens furent prises lors du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale avec l’instauration d’une réglementation des changes valable pour l’ensemble des résidents de l’empire et la centralisation des réserves en devises au profit de la métropole. Les liens monétaires avec les colonies furent rationalisés et systématisés après la guerre avec la création des francs des colonies françaises d’Afrique (C.F.A). Si de toutes les structures étatiques de gestion coloniale, la zone franc est celle qui a le mieux survécu à la décolonisation, c’est parce que ses mécanismes permettent aux entreprises françaises d’opérer dans cette zone sans risque notable. Ces mécanismes assurent la libre transferabilité des capitaux dans la zone et la suprématie de la France dans son fonctionnement. Avec la zone Franc, la France garde le contrôle du système économique de ses anciennes colonies. C’est cette vassalisation monétaire que nous appelons le « CFAFRIQUE », un autre pan de la « Françafrique ». (A suivre)
Dr Prao Yao Séraphin
Economiste, analyste politique, enseignant-chercheur. Président du Mouvement de Libération de l’Afrique Noire (MLAN). Président de l’Association des Théoriciens Africains de la Monnaie (ATAM).
Paru dans le Filament N°12
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