mardi 27 juillet 2010

La Côte d’Ivoire malade de ses intellectuels

7 aout 1960-7 aout 2010. Notre pays commémore aujourd’hui 50 ans d’indépendance. A ce stade de la vie de notre Nation, il convient aussi de nous interroger rigoureusement sur le rôle de nos intellectuels dans la marche de notre pays. Quel a été leur apport dans la gestion de nos 50 années d’indépendance ? L'heure est venue de questionner les Ivoiriens sur le rapport de l'intellectuel à la société ivoirienne. Quelle a été leur responsabilité dans l’état actuel de notre pays ? Qu’attendait-on d’eux ? Où sont-ils aujourd’hui ? Que font-ils ?

La réponse, c’est Paul Nizan qui la donne dans « Les Chiens de garde » : « Ils gardent leur silence. Ils n’avertissent pas. Ils ne dénoncent pas... L’écart entre leur pensée et l’univers en proie aux catastrophes grandit chaque semaine, chaque jour. Et, ils ne sont pas alertés. Et, ils n’alertent pas. L’écart entre leurs promesses et la situation des hommes est plus scandaleux qu’il ne fut jamais. Et, ils ne bougent point… ». C’est un constat triste et amer. Qu’après 50 ans, nos intellectuels continuent de faire le sempiternel procès de la traite négrière, de la colonisation, de la néo-colonisation, de la mévente des matières premières ou de leur pillage. C’est vrai qu’on ne doit pas faire comme si l’esclavage et ses ravages n’ont jamais eu lieu. Mais, on ne doit pas non plus rester figé à l’émotion de cette parenthèse horrible de notre histoire. Et, être frappé d’inimagination politique. Parce qu’il est clair que le bilan politique de notre pays est honteux. Mais, celui des intellectuels est des plus catastrophiques. Car, force est de le reconnaitre, leurs actions ont été plus dangereuses et plus dévastatrices, plus insidieuses et plus vicieuses, parce qu’agissant directement sur la conscience des populations.

Depuis l’indépendance, nos intellectuels se partagent, quasiment seuls, l’espace politique et exercent des fonctions de pouvoir… Ils ont choisi de défendre, égoïstement, leur chapelle et d’ainsi sacrifier l'intérêt général au profit du leur. Certains ont même développé la mauvaise foi et la malhonnêteté intellectuelle, prémices de la dépravation des mœurs à laquelle nous assistons, impuissants. D’autres se sont perdus dans un nombrilisme suicidaire. Hélas ! Et pourtant, on attendait d’eux qu'ils endossent la tâche exaltante de modeler la société et de se poser en vecteurs des valeurs positives. Au contraire, ils ont préféré inoculer à la population le virus des inconduites nocives à la société. Ils ont inscrit ces comportements de déstabilisation sociale dans notre culture, poussant la population à haïr et à dédaigner la vérité, l’honnêteté, la responsabilité, le civisme, etc. Des attitudes qui ont inondé la Côte d’Ivoire de fausses idéologies et ruiné la population toute entière. En définitive, ils ont bradé tout ce qui leur restait de crédibilité. Dans un tel environnement, la population, miséreuse à outrance, a perdu tous ses repères, ses modèles et même sa foi en la vie. Elle en est donc venue ainsi à développer des réflexes de survie caractérisés par la corruption, le je-m’en-foutisme, le pillage des biens publics, la prostitution, etc. Aujourd’hui, on déplore l’indolence des populations devant leur propre réalité, mais on oublie de rappeler de quelles fables on les a bercées 50 ans durant…

Ainsi, nos intellectuels se sont-ils tus. Et le bruit de leur silence cinquantenaire est devenu bien plus qu’assourdissant. Surtout, en cette période de crise aiguë que nous avons du mal à traverser. En fait, ils ont tu la Vérité pour promouvoir des fausses valeurs sur lesquelles a été bâtie une fausse réalité sociale et politique. Ceux qui étaient censés être nos lumières nous ont plongés dans les ténèbres. Pendant 50 ans, nos intellectuels n’ont pas su améliorer notre perception de nos handicaps majeurs. Pis, nos historiens n’ont même pas été capables de nous offrir une grille de lecture simple et efficace qui rende intelligibles les raisons de nos faiblesses et de nos défaites historiques. Pour éviter ces responsabilités historiques, et sociales, ils ont installé des comportements de nature à faire prospérer le désespoir, la fatalité… l’absence de toute éthique de la vérité et de la morale.

N’est-ce pas eux les fameux idéologues des régimes qui ont bloqué toute idée d’ouverture et de modernisation de notre pays ? 50 ans durant, ils ont soutenu la « géopolitique » qui est un injuste système des équilibres régionaux au détriment de la compétence, y compris dans les examens et concours, et lors des recrutements et nominations à des postes de responsabilité. Si des idées comme « la terre appartient à celui qui la met en valeur » ou « on ne regarde pas dans la bouche de celui qui grille des arachides », « l’éducation télévisuelle », « le complot du chat noir », « la rébellion armée du 19 septembre 2002 », etc. ont prospéré et détruit notre pays, c’est bien grâce à la caution de ces intellectuels ou supposés tels. Ils ont soutenu, à cors et à cris, qu’on pouvait tripatouiller la Constitution, comme un simple règlement intérieur d’association de quartier. Ce sont les mêmes qui ont dit que le parti unique était une chance pour notre pays et le multipartisme, une vue de l’esprit. Ce sont eux qui ont défendu, avec force ferveur, les programmes d’ajustement structurel. Ce sont eux encore qui, aujourd’hui, dénoncent doctement et avec véhémence les ravages causés par ces PAS. Comment des gens qui sont supposés mieux connaître les réalités de notre pays, ont-ils pu se faire dicter des mesures économiques par des jeunes cadres sans expérience du FMI et de la Banque mondiale ? Quant à leur conviction politique, inutile d’en parler. Car, pour parvenir au sommet de l’échelle sociale, ils ont trempé dans toutes les combines politiques et « intellectuelles », dans tous les compromis et dans toutes les compromissions, parfois jusqu'à l’impossible. Ils ont participé à toutes les rapines économiques. Ils ont expérimenté toutes les idéologies et tous les régimes : ils étaient, hier, houphouétistes ; ils sont devenus bédiéistes, puis guéistes ; ils sont aujourd'hui gbagboéistes. Pendant 50 ans, ils se sont reniés et ils ont ruiné le crédit de leur corporation, en trahissant leur vocation à la Sagesse. Finalement, leur rapport à la population fait penser à cette parabole : « le ventre de ma mère peut être fermé, du moment que j’en suis sorti ! »

En clair, c’est de morale qu’il faudra parler aujourd’hui aux intellectuels ivoiriens. Car, s’il est une valeur qu’ils ont oubliée, c’est bien celle-là : la morale. Non pas pour l’asséner aux autres. Mais, pour l’appliquer à eux-mêmes. Car, s’ils sont aujourd’hui inaudibles, c’est qu’eux-mêmes n’entendent pas ce qu’ils doivent entendre : la parole des autres, la parole du peuple. Et s’ils n’entendent pas, c’est qu’ils n’écoutent pas. Or, être intellectuel c’est non simplement parler, mais, par sa parole, écouter, et aller chercher la vérité là où elle se trouve, c’est-à-dire dans la parole des autres. A. Fornet écrivait, à ce propos, que « l’intellectuel est obligé d’être le critique de lui-même, avant de prétendre pouvoir être la conscience critique de la société ».

Comme l’a écrit Antonio Gramsci dans ses Cahiers de prison, « on peut dire que les hommes sont des intellectuels, mais que tous les hommes n’ont pas, dans la société, la fonction d’intellectuel. » Alors, combien sont-ils dans notre pays à exercer réellement cette fonction d’intellectuelle ? Fort heureusement, il existe encore chez nous des intellectuels, dans le sens noble du terme, des femmes et des hommes probes qui résistent et qui refusent de tremper dans les combines et combinaisons sordides. Et, en ces heures difficiles, il faut le dire, le Pr Mamadou Koulibaly, fait partie de ces rares spécimens en voie de disparition, qui sauvent l’honneur de la classe intellectuelle ivoirienne et qui porte cette charge écrasante avec foi et conviction.
Qu’attendons-nous de nos intellectuels ?
Qu’attend-on d’eux ? Que peuvent-ils donner ? Que doivent-ils refuser ? Dans quelle mesure sont-ils au service de la Nation ?...
Même si, en tant qu’être sociaux, ils ont des appartenances, nous attendons d’eux qu’ils aient conscience que, dans toutes les sociétés, les intellectuels sont, non pas des témoins passifs et indifférents, mais des hommes et des femmes qui, impliqués et attentifs aux réalités de la vie, engagés fermement, font l’histoire, à travers leurs actions pour orienter le destin de leur Nation. C’est à ce prix et grâce à ces qualités qu’un intellectuel est reconnu par la société comme étant un modèle.
Nous attendons d’eux qu’ils soient pareils aux philosophes du siècle des Lumières en Europe, c'est-à-dire des éclaireurs, des leviers du progrès, de la modernisation et de la vraie indépendance. Nous attendons d’eux que, en des temps de crise, ils se manifestent, se distinguent, sortent du lot des communs des mortels, et s’obligent à produire des idées de génie, à proposer des solutions pour dénouer la crise. Nous attendons d’eux qu’ils accompagnent la modernisation de notre pays et en analysent les contradictions avec toute la rigueur qui sied à leur fonction. Car, rien ne défigure plus l’image des intellectuels que le louvoiement, la démission, le silence prudent ou coupable face à l’inacceptable, le vacarme patriotique et le reniement théâtral, l’allégeance servile. Car, l’affiliation politique, l’appartenance régionale et ses fidélités ou accointances ne doivent, à aucun moment et en aucun cas, prendre le pas sur les critères de Vérité et de Justice…

Serge Grah
(Journaliste, Ambassadeur Universel pour la Paix). serge_grah@yahoo.fr

Paru dans la rubrique sous l'art à palabres du Filament N°7



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