Comme nous le savons tous, c’est en 1960 que la plupart des pays d'Afrique sub-saharienne ont obtenu leurs indépendances. Et donc, en cette année 2010, un demi-siècle plus tard, nous devons célébrer, à sa juste dimension, le cinquantenaire de cet événement d’importance capitale et de résonnance particulière pour nous Africains.
Pour ma part, je conviens avec nombre d’Africains et d’amis de l’Afrique que ce cinquantenaire doit être l’occasion pour nous de faire le bilan des cinquante années passées, de faire l’état de nos lieux à cette étape de notre Histoire, de poser la question de notre autonomie économique et politique, de trouver les moyens de mettre en place une monnaie commune à nos États hors du giron français, de réfléchir sur les stratégies à mettre en œuvre afin que le demi-siècle à venir soit celui d’une indépendance vraie pour l’Afrique.
A ce propos, quoique la situation de l’Afrique ne soit pas ce qu’elle était en 1960, quoique l’année 1960 soit vue dans les discours officiels comme un moment faste pour la liberté des peuples constitués en Etats neufs, ayant leurs attributs spécifiques (drapeaux, hymnes, constitutions, etc.) au même titre que les puissances coloniales d’hier, quoique la Coupe du monde de football qui aura lieu, en été 2010, en Afrique du Sud, soit tout à l'honneur du continent africain, nombre d’Africains, pour le moins éclairés, lorsqu’ils parlent des cinquante années des « soleils des indépendances » africaines, n’hésitent pas à appeler de tous leurs vœux « une deuxième indépendance », pour dire qu’il nous reste à conquérir notre vraie indépendance, y compris notre indépendance économique, sans laquelle notre souveraineté politique demeure aujourd’hui encore et toujours une pure illusion, on le sait.
Ces Africains se réfèrent sans doute au fait que le chômage des jeunes, diplômés, qualifiés ou non, demeure une épidémie, entre autres maux,. Ils mettent sans doute en avant, et je souscris à cette thèse, le fait que plus de 80% des populations africaines vivent sous le seuil de pauvreté, peinent à s'assurer un repas convenable par jour, à se soigner convenablement, à bénéficier des conditions adéquates d’éludes et de promotion. Ils estiment, et je souscris à cette thèse, que, de ces faits, le moment est venu de nous réapproprier et de maîtriser notre propre destin, de trouver en nous-mêmes et par nous-mêmes les moyens et les ressources de faire face à notre humaine condition, de lever la tête et de sortir du calvaire infernal de l’esclavage permanent insinué et institutionnalisé par le « Code noir » promulgué par le roi Louis XIV, en 1685.
Ces Africains préconisent, et je souscris à cette démarche, que l’année 2010 soit vue et vécue comme le point de départ d’une nouvelle ère pour nous Africains. Ces Africains considèrent, et je souscris à cette vue, que, cette année, l’opportunité nous est donnée de nous atteler à élaborer un projet sérieux de décolonisation et de développement, à induire avec intelligence les moyens de notre libération totale, à réviser tous les contrats léonins passés avec les pays occidentaux qui ont soin de penser et de décider en notre lieu et place, etc.
En tout cas, il nous faut reposer le problème crucial de nos indépendances : des indépendances ankylosées par la misère et le déficit moral dans la gestion des affaires publiques ; des indépendances empestées par des génocides, des rebellions et autres conflits plus ou moins ouverts où des Africains n’ont ni honte, ni scrupule à se révéler les « pires ennemis de l’Afrique », à étaler leur barbarie et leur inconscience ; des indépendances confisquées par une armée étrangère sur nos territoires pourtant dits souverains ; des indépendances mises à mal par des assoiffés de pouvoir et autres gouvernants irresponsables aux pratiques d’arrière-garde ; des indépendances dévidées économiquement par une monnaie dont la maîtrise nous échappe , etc.
Ce sont ces états de fait ou ces constats ont, je pense, inspiré le président Laurent Gbagbo à proposer de faire, de cette année 2010, une année exceptionnelle, ainsi que de donner une grande envergure et une version distincte à la fête traditionnelle de notre indépendance. Et, pour atteindre cet objectif, le président Laurent Gbagbo a nommé, comme « Président de la Commission Nationale Préparatoire » de cette commémoration, M. Pierre Kipré qui est, à nos yeux, censé incarner à la fois un grand historien, un distingué universitaire et un éminent homme politique de notre pays.
En nommant M. Pierre Kipré comme « Président de la Commission Nationale Préparatoire », le président Laurent Gbagbo vise, je pense, à ce que soient proposées et organisées des manifestations et des activités qui sortent, absolument, du folklorique, du tintamarresque et qui se situent au-delà du cadre routinier habituel de l’«Indépendance Cha Cha Cha… ».
En nommant M. Pierre Kipré comme « Président de la Commission Nationale Préparatoire », le président Laurent Gbagbo s’attend, je pense, à ce que l’on fasse émerger cette manifestation de ce que Blaise Pascal appelle le « divertissement », à savoir : les bals populaires, les soirées dansantes, les défilés de mode, les matches de gala, etc., c'est-à-dire tout ce qui atteste que « l'homme africain n'est pas entré dans l'Histoire » (Nicolas Sarkozy), tout ce qui réduit l’Africain à sa plus simple expression : le « nègre Banania », préoccupé et occupés à s’amuser, à danser, à jouer, à rire ou à rigoler, au lieu de mener sa propre introspection. En vérité, il nous faut, saisir l’occasion de nous élever au-dessus des contingences immédiates et de nous comporter en êtres pensants » (Houphouët Boigny).
En nommant M. Pierre Kipré comme « Président de la Commission Nationale Préparatoire », le président Laurent Gbagbo s’attend, je pense, à ce que nous ne nous laissions ni séduire, ni distraire par l’idée du grand folklore que prépare la France et dont l’objectif inavoué est de nous détourner de poser les vraies questions, nous entrainer à ne pas rechercher les vrais remèdes à nos maux, nous encourager à continuer de nous préoccuper des choses viles, terre à terre, et non essentielles à nos vies. En vérité, la France s’apprête à célébrer, en grandes pompes, la Françafrique ou la Francophonie comme étant notre seul et unique salut, pour continuer à nous chosifier, à nous instrumentaliser, à nous expolier, à nous exploiter ; il s’agit de continuer à écrire notre histoire avec la même encre noire... A preuve, selon le programme officiel, « la France va honorer, cette année, ses anciennes colonies, notamment en faisant défiler des troupes africaines sur les Champs-Elysées, le 14 juillet, et en recevant, en invités spéciaux, des ballets et chefs d’Etats africains pour les festivités ».
Et donc, bien évidemment, il ne s’agira pas de parler du contenu de nos indépendances. Comme on peut s’en rendre compte, on ne tirera pas le bilan politique, économique, social, culturel de nos cinq décennies d’indépendances ; on ne posera pas le problème de notre libération totale ; on ne célébrera pas les grands acteurs de nos indépendances, ni les savants et créateurs africains ; on ne dégagera pas les perspectives d’avenir pour nous-mêmes et pour les générations à venir. Non ! Et pourtant, ce sont là, de mon point de vue, les vraies préoccupations qui doivent, en ce moment, être les nôtres et qui doivent être au cœur de la célébration du cinquantenaire de notre indépendance.
Eu égard à ce qui précède, je voudrais, par-dessus tout, savoir gré aux autorités ivoiriennes et les féliciter, d’avoir mis au cœur de cette commémoration un Colloque international et pluridisciplinaire. En tout cas, je suis fier et fort heureux qu’une telle initiative soit venue de notre pays et que les moyens conséquents en aient été mis à disposition, du moins autant que je sache. J’ose espérer qu’il ne s’agira pas d’amuser la galerie, mais qu’on réunira, des experts, mais des vrais, autour du thème suivant : « Les 50 ans des indépendances africaines : bilan et perspectives d'avenir ». Je forme le vœu que soient invités tous ceux des Africains et outes celles des Africaines et autres scientifiques, intellectuels…, - et ils sont légions- à même de conduire cette réflexion, d’alimenter positivement et sereinement les débats de ce colloque dont les actes devront être édités, publiés et largement diffusés.
Outre ce colloque dont le bien-fondé n’est plus à démontrer, il serait bien à propos de dégager les moyens pour organiser des activités et des manifestations pour « distinguer » les œuvres littéraires, artistiques, scientifiques et politiques publiées entre 1960 et 2010 et ayant profondément, du moins significativement, marqué nos esprits et nos vies dans la lutte anticoloniale, coloniale et postcoloniale. Il serait bien aussi de donner les moyens et l’opportunité à nos talentueux artistes de se faire connaître, de faire la promotion de leurs œuvres, au plan national et international, de donner l’occasion aux jeunes, de découvrir par le cinéma, par le théâtre, par des expositions…, nos savants et inventeurs, les héros des indépendances et autres grandes figures de notre histoire…, afin que cela leur serve de modèles, et surtout pour révéler au monde entier le génie créateur et inventif africain, pour combattre le complexe d’infériorité et les préjugés de tous genres.
Il serait également bien pensé d’organiser partout des table-rondes et des conférences sur les thèmes suivants porteurs et d’actualité…
Il y va du devenir de l’Afrique… c’est ce que je pense.
Léandre Sahiri.